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Entretien avec Benjamin Morel : « Un réel pouvoir réglementaire local permettrait l’exercice effectif des compétences »

Face à un pouvoir réglementaire local qui demeure « résiduel », Benjamin Morel (1), maître de conférences en droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas et en sciences politiques à l’École normale supérieure Paris-Saclay, préconise plus de décentralisation normative passant notamment par « un réarmement de l'Etat local ». Insistant sur le besoin de préserver « la brique démocratique communale », l’universitaire plaide pour baisser le nombre de compétences obligatoires de l’intercommunalité. Tout en la jugeant nécessaire, il estime qu’elle doit « être plus souple et autoriser des délégations de compétences ». Benjamin Morel défend ainsi « un cadre multi-échelles » qui permettrait des coopérations volontaires entre communes pour un exercice plus efficace de certaines politiques publiques. 

Quelle est la réalité actuelle du pouvoir réglementaire local ?

Introduit par la révision constitutionnelle de 2003, le pouvoir réglementaire local demeure borné et résiduel au regard de celui du Premier ministre. La question porte donc sur la marge de manœuvre supplémentaire à lui donner. Il restera juste de principe s’il continue d’être subordonné à l’exercice d’un pouvoir réglementaire national – ce que fait le Conseil d’Etat – et à des lois trop bavardes. Il faudrait une vraie volonté politique d’économie normative au niveau législatif et réglementaire.

Selon la charte européenne d’autonomie locale, le principe de base d’une compétence décentralisée est de pouvoir librement l’exercer. Cela implique des financements suffisants, pérennes et prévisibles – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – et une marge de manœuvre normative laissée à l'organe décisionnaire. Un réel pouvoir réglementaire local permettrait d’aller plus loin dans l'exercice effectif des compétences.

Cela passe-t-il aussi par un Etat local plus fort ?

Nous avons besoin de penser de concert décentralisation et déconcentration. Donner du pouvoir au niveau local pour exercer pleinement une compétence nécessite des services juridiques et d’ingénierie qui ne sont pas à la portée des plus petites collectivités. L’Etat local doit pouvoir les aider pour la rédaction d’actes normatifs. Une vraie autonomie locale signifie des communes aptes à décider en toute liberté et un Etat local jouant pleinement son rôle de soutien. Aller vers plus de décentralisation au niveau normatif nécessite un Etat local suffisamment armé et déconcentré.

Il est essentiel pour les élus locaux de disposer d’un interlocuteur unique. Mais cela veut dire plus de moyens accordés aux préfectures pour exercer leurs missions alors qu’elles en disposent de moins en moins comme le montre par exemple le taux très faible de contrôle de légalité. La déstructuration de l'administration déconcentrée ces dernières années par manque de moyens et suite aux différentes réformes pour le moins discutables fait que, malgré les bonnes volontés affichées, on en est encore très loin.

Faut-il revoir la place de l'intercommunalité au sein du bloc communal ?

Faire de l’intercommunalité une collectivité à part entière poserait un problème constitutionnel car les compétences de plus en plus limitées de certaines communes dans des EPCI très intégrés conduirait à la tutelle d’une collectivité sur une autre. Malgré les revendications de certains dans ce sens, les intercommunalités seraient les premières victimes d’une telle évolution. Aujourd’hui, tout dépend de vers quoi on veut aller. Il y a en premier lieu la position en faveur de la pertinence de la commune, échelon démocratique auquel est très attaché le citoyen avec une forte demande de proximité. Cette brique démocratique de la commune ne doit pas être fragilisée. Si l'intercommunalité demeure une nécessité dans un souci d’efficacité, il lui faut être plus souple en permettant des délégations de compétences qui se justifient car le pouvoir vient du bas, de la commune. Tout ce qui relève d’une technocratisation ex post peut être vu comme problématique car étouffant d’un point de vue démocratique.

Vous évoquez une seconde position. En quoi consiste-t-elle ?

Elle considère les communes trop petites et l’intercommunalité comme une phase intégratrice apportant à terme la légitimité démocratique voire même la disparition des communes. Cette position peut être audible mais elle néglige le facteur fondamental de la proximité et l'attachement à un cadre compréhensible de la part des citoyens. Je suis donc très sceptique sur ce scénario.

Il existe aujourd’hui une inversion de ce paradigme avec une prise de conscience des bienfaits de la figure du maire et de l’attachement des citoyens à la commune. Il y a eu une évolution dans ce sens d’une grande partie de la classe politique, dont l’exécutif, suite à la crise des gilets jaunes et la crise sanitaire révélant l’importance de la proximité et le lien quasi charnel avec le maire. Le schéma d’un élu accessible et interpellable n’est pas possible avec le président de l’EPCI, et encore moins avec le président de département ou de région. Si le maire n’a plus la main, c’est le risque de donner l’image de l’impotence de l'action publique avec pour conséquence le creusement de la crise démocratique.

Dans l’histoire de la décentralisation, l’échelon local a-t-il toujours été important ?

L’origine de la décentralisation est le socialisme municipal qui lui-même provient du républicanisme municipal du second Empire et du début de la IIIème République avec l’idée de former des républicains d’abord sur la base de l’échelon local. Il permet de comprendre les bienfaits de l’élection sur la base d’un programme puis de résultats favorisant le consentement à l’impôt. Ensuite, ce qui est possible au niveau local devient projetable au niveau national avec un citoyen local à même de devenir un citoyen national.

Le socialisme municipal a proposé une alternative politique nationale en passant d’abord par le local. Vertueuse, la démarche peut néanmoins s’inverser si le local ne possède plus les marges de manœuvre nécessaires, notamment à cause de l’intercommunalité, exacerbant ainsi la crise démocratique.

De quelle intercommunalité a-t-on besoin aujourd’hui ?

Son socle de compétences obligatoires gagnerait à être revu à la baisse. Intéressantes par le biais du modèle des SIVU et des SIVOM, les compétences déléguées ne peuvent être légitimes qu’à la condition d’un consentement démocratique, remis en cause de façon régulière à chaque élection. L’autre élément important est l’échelle d’action. Si les grands EPCI sont technocratiquement cohérents, pour de nombreuses politiques publiques la cohérence passe par des coopérations entre deux ou trois communes. Cet aspect multi-échelles de l’action publique révèle un cadre idoine fondamentalement différent pour chaque politique publique. La construction de monstres en termes de taille ne sera pas efficace avec une capacité d’action et un exercice démocratique qui vont se diluer.

Plutôt que des intercommunalités rigides, présentant un caractère faussement simplificateur, mieux vaut favoriser des coopérations volontaires entre communes sur certaines politiques publiques permettant ainsi de les rendre plus cohérentes et efficaces. J’ai l’impression que l’on progresse dans ce sens, mais attendons de voir les résultats de la mission Woerth.

La mission Woerth ne souhaite pas créer de nouvel impôt local alors que la plupart des élus locaux le demandent. Qu’en pensez-vous ?

Dans un Etat, le degré d’autonomie fiscale n’est pas prescriptif du degré de décentralisation. Mais le sujet n’en demeure pas moins important. Historiquement, la décentralisation à la française, en remontant jusqu’au républicanisme municipal de la moitié du XIXème siècle, passe par une ressource sur laquelle peut agir la collectivité, mise en face d’une politique publique. Il s’agit d’une éducation à la citoyenneté permettant un consentement à l’impôt localement puis nationalement. Mais ce sentiment profondément démocratique a disparu. Si les élus locaux aspirent fortement à disposer d’un impôt lisible à large assiette par niveau de collectivité, il apparaît très difficile de revenir sur les suppressions d’impôts de ces dernières années. A terme, cela reste néanmoins structurellement nécessaire pour avoir un rapport sain à la décentralisation.

A plus court terme, il faut rendre prédictibles les ressources des collectivités, notamment grâce à un projet de loi de financement pluriannuel des collectivités. A cela s’ajoute la nécessité d’imaginer, comme en Allemagne, des impôts partagés avec un droit de regard des collectivités. Cela constituerait une innovation intéressante mais nous n’en prenons pas le chemin.

Propos recueillis par Philippe Pottiée-Sperry

 

 

(1) Universitaire, politiste et constitutionaliste, Benjamin Morel est également directeur du comité scientifique de la Fondation Res Publica. Ses travaux portent sur les institutions politiques, le droit constitutionnel, le Parlement et les collectivités territoriales. Dernier ouvrage paru, « La France en miettes », Editions du Cerf, 2023.

Photo : Benjamin Morel DR

 

Référence : BW42191
Date : 26 Avr 2024
Auteur : Philippe Pottiée-Sperry pour l'AMF


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